Ne croyez pas au battage médiatique sur l'IA
Daron Acemoglu. Project Syndicate. May 21, 2024
Selon les leaders du secteur de la technologie et de nombreux experts et universitaires, l'intelligence artificielle est sur le point de transformer le monde tel que nous le connaissons, grâce à des gains de productivité sans précédent. Si certains pensent que les machines feront bientôt tout ce que les humains peuvent faire, inaugurant ainsi une nouvelle ère de prospérité illimitée, d'autres prédictions sont au moins plus fondées. Par exemple, Goldman Sachs prévoit que l'IA générative augmentera le PIB mondial de 7 % au cours de la prochaine décennie, et le McKinsey Global Institute prévoit que le taux de croissance annuel du PIB pourrait augmenter de 3 à 4 points de pourcentage d'ici à 2040. Pour sa part, The Economist s'attend à ce que l'IA crée une manne pour les cols bleus.
Est-ce réaliste ? Comme je l'indique dans un article récent, les perspectives sont beaucoup plus incertaines que ne le suggèrent la plupart des prévisions et des estimations. Néanmoins, s'il est pratiquement impossible de prédire avec certitude les effets de l'IA dans 20 ou 30 ans, on peut dire quelque chose à propos de la prochaine décennie, car la plupart de ces effets économiques à court terme concerneront forcément des technologies existantes et les améliorations qui leur sont apportées.
Il est raisonnable de supposer que l'impact le plus important de l'IA proviendra de l'automatisation de certaines tâches et de l'amélioration de la productivité de certains travailleurs dans un certain nombre de professions. La théorie économique fournit des indications pour évaluer ces effets globaux. Selon le théorème de Hulten (du nom de l'économiste Charles Hulten), les effets globaux sur la "productivité totale des facteurs" (PTF) sont simplement le produit de la part des tâches automatisées par les économies de coûts moyennes.
Bien que les économies moyennes soient difficiles à estimer et varient en fonction de l'activité, des études approfondies ont déjà été menées sur les effets de l'IA sur certaines tâches. Par exemple, Shakked Noy et Whitney Zhang ont examiné l'impact de ChatGPT sur des tâches de rédaction simples (telles que le résumé de documents ou la rédaction de propositions de subventions ou de documents de marketing), tandis qu'Erik Brynjolfsson, Danielle Li et Lindsey Raymond ont évalué l’utilisation d'assistants d'IA dans le service à la clientèle. Dans l'ensemble, cette recherche suggère que les outils d'IA générative actuellement disponibles permettent de réaliser des économies moyennes de 27 % sur les coûts de main-d'œuvre et de 14,4 % sur les coûts globaux.
Qu'en est-il de la part des tâches qui seront affectées par l'IA et les technologies connexes ? En utilisant des chiffres tirés d'études récentes, je l'estime à environ 4,6 %, ce qui signifie que l'IA n'augmentera la PTF que de 0,66 % sur dix ans, ou de 0,06 % par an. Bien entendu, étant donné que l'IA entraînera également un boom des investissements, l'augmentation de la croissance du PIB pourrait être un peu plus importante, peut-être de l'ordre de 1 à 1,5 %.
Ces chiffres sont bien inférieurs à ceux de Goldman Sachs et de McKinsey. Pour obtenir ces chiffres plus élevés, il faut soit augmenter les gains de productivité au niveau microéconomique, soit supposer que beaucoup plus de tâches dans l'économie seront affectées. Or, aucun de ces scénarios ne semble plausible. Des économies de coûts de main-d'œuvre largement supérieures à 27 % ne se situent pas seulement en dehors de la fourchette proposée par les études existantes ; elles ne correspondent pas non plus aux effets observés pour d'autres technologies encore plus prometteuses. Par exemple, les robots industriels ont transformé certains secteurs manufacturiers et semblent avoir réduit les coûts de main-d'œuvre d'environ 30 %.
De même, il est peu probable que nous observions un remplacement d’une part beaucoup plus élevée que 4,6 % des tâches